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12.00  Déchets, risques et catastrophes. Comment ruiner l’avenir avec des idées obsolètes

Les résidus nucléaires provoquent une nouvelle forme de patrimonialisation, involontaire cette fois, qui menace les conditions de vie telle que nous la connaissons. Résidus irréductibles, ils maintiennent sur les temps longs une déprise qui modifie notre rapport au temps. Le paradigme classique risque-système assurantiel, à l’œuvre dans les grands scénarios constitutifs de la modernité, est mis en faille. Le futur en tant que territoire (des prédictions, prospections, tendances, et planifications) est – c’est notre hypothèse – progressivement ruiné par les restes nucléaires. Ces derniers menacent en effet la possibilité d’une assurance sur l’avenir (par l’incommensurabilité des coûts associés), d’un calcul des risques (tablant sur l’existence du futur), et d’une prise en charge en termes de catastrophes (c'est-à-dire d’événements qui connaissent un dénouement). Je définirai un déchet comme ce qui tend à quitter le champ d’action (organique, technique  et symbolique) des activités humaines. Parmi ces déchets, j’appellerai « restes » ceux qui ne participent pas aux milieux des autres formes de vie. Ainsi, un trognon de pomme est un déchet pour l’humain, mais ne constitue pas un reste dans la mesure où il demeure « signifiant » pour d’autres espèces (par exemple pour les vers de terre). Un reste, parce qu’il échappe à toutes les logiques du vivant (éco-logique, techno-logique, et sémio-logique), introduit une perte radicale. J’envisagerai les résidus nucléaires en tant que « restes » (et non plus en tant que simples « déchets »), analyserai les processus de « neutralisation » (naturalisation et normalisation) dont ils sont, par conséquent, susceptibles de faire l’objet, et proposerai de quitter le champ sémantique en vigueur (celui du déchet) pour réfléchir ce qu’implique cette perspective dans notre rapport au temps. Bien sûr les restes nucléaires engagent un déplacement de niveau dans notre rapport au temps. Les temps longs qu’ils engagent sont sans commune mesure avec les autres types d’artifices anthropiques, offrant même des marqueurs idéaux de cette nouvelle ère géologique que nous envisageons aujourd’hui, l’anthropocène. D’une part, ils sont cumulatifs. Contrairement aux catastrophes « classiques » (tremblements de terre, tsunamis, ouragans, etc.) les aléas nucléaires sont cumulatifs, leurs impacts (la production de restes nucléaires) s’ajoutant les uns aux autres (ce qu’énonce le sous titre : ils constituent une seule et même catastrophe, non pas événementielle mais processuelle). Ce sera notre première conclusion : l’émergence d’un patrimoine involontaire et subi, sous la forme d’un taux croissant d’isotopes radioactifs sur lequel nous n’avons pas prise (des restes). 

Le deuxième point que je souhaiterai aborder consistera à inscrire cette déprise culturelle dans une perspective historique. Il s’agira alors de montrer que l’émergence de restes met fin, de manière radicale, à la notion de risque et, ce faisant, fait profondément vaciller l’un des piliers de la modernité : un certain type de rapport au futur. La notion de risque apparaît au XIVe siècle dans le contexte de la navigation commerciale. Son usage s’étend au siècle suivant avec les transports hauturiers transatlantiques. Au moyen de nouveaux outils, les tableaux à double entrée « coûts-bénéfices », les armateurs des caravelles en partance pour le Nouveau Monde calculent d’un côté les gains présumés, de l’autre les pertes possibles. La naissance des risques, que certains considèrent comme fondatrice et caractéristique du paradigme moderne, engage un rapport au futur très particulier. Tout se passe comme si, à mesure qu’a été réduite la terra incognita, a grandit l'omniprésence du dernier inconnu, le futur. La notion de risque a contribué à constituer le futur en tant que territoire et, plus précisément, en tant que «  territoire à conquérir ou à coloniser ». En ce sens, la notion de risque aura participé à un changement culturel de très grande ampleur, dont le Progrès deviendra, quelques siècles plus tard, l'étendard civilisationnel. Le futur, d’abord simple horizon, va se transformer en lieu de prospection et d’investigation. L’actuel est déployé dans les temps à venir par le biais de tendances, de modèles prospectifs et d’études prenant pour base l’évolution des marchés, des ressources, des techniques, des climats. Des décisions sont massivement prises sur la base de l’inactuel. Un système d’assurance et de ré-assurances, nés quelques décennies seulement après les risques, sont censés garantir les aléas, c'est-à-dire les écarts incompressibles entre les prédictions et ce qu’il advient effectivement. Ce rapport au temps n’est consistant que si, et seulement si, les prises de risques demeurent compensables (par les assurances et les sur-assurances notamment). Or, certaines catastrophes (tels que les accidents nucléaires) et certains scénarios d’anticipation contemporains (tels que le changement climatique, l’épuisement des ressources, l’anthropocène) dérogent à la fois aux considérations cyndiniques et à la possibilité d’une prise en charge assurantielle. Le futur s’entendrait alors avec la possibilité d’être « sans avenir », le temps linéaire n’étant plus embrayé au temps littéraire. C’est ce que je me propose de décrire en considérant « la fin des catastrophes », c'est-à-dire la prise en compte de possibles engageant un dernier acte, sans dénouement. La perspective assumée pour traiter les problèmes soulevés par le cas des restes nucléaires sera celle de l’étude des milieux humains (ou « mésologie », au sens de Berque 2000) et de leurs « mouvance » historique.

Participant
EHESS / CNRS
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