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Pascale Marcotte et Roman Marcotte Titre : Éthique du care et tourisme sur les sites de guerre

Quoi:
Talk
Quand:
3:00 PM, Dimanche 20 Juin 2021 (30 minutes)
Où:
  Session virtuelle
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Comment:

Éthique du care et tourisme sur les sites de guerre

par

Pascale Marcotte

et 

Roman Marcotte

Les liens entre le tourisme et l’éthique du caresont relativement peu étudiés dans les écrits scientifiques. Les études qui en font part les associent généralement au « tourisme juste », et à la nécessité d’intégrer une dimension éthique pour assurer un véritable tourisme durable (Dangi, 2018). Nous pensons cependant que de nombreuses avenues restent encore inexplorées.

Joan Tronto et Bérénice Fisher ont défini le care comme « le type d’activité qui inclut tout ce que nous faisons pour maintenir, entretenir et réparer notre ‘monde’, de manière à y vivre aussi bien que possible », et nous informent qu’il peut aussi bien concerner les personnes que notre environnement (Tronto, 1993). Ainsi, on peut penser que le care constitue un angle pertinent pour l’étude des conditions de travail du personnel touristique, principalement féminin – tel que lestravaux portant sur le travail décent en tourisme(ex. Winchenbach et al, 2019). Par ailleurs, l’éthique du care semble trouver une pertinence dans l’analyse des pratiques touristiques qui encouragent les touristes à « prendre soin du monde », comme le proposent les discours de l’écotourisme, ou même des courants tels que le tourisme lent, ou la gastronomie lente (slow tourism et slow food).

De façon générale toutefois, on trouve davantage d’exemples où la relation entre le tourisme et l’éthique du careapparaît comme une contradiction.

En effet, l’éthique du carese base sur la reconnaissance de la vulnérabilité d’autrui, ainsi que sur une double exigence d’une attitude de sollicitude et d’une pratique du soin. Elle se déploie donc dans le souci et l’attention portés à autrui, et se préoccupe de la réception du soin dispensé. Ces aptitudes sont le résultat d’une disposition morale qui s’acquière par une pratique continue et quotidienne des tâches de soin, le plus souvent dans un domaine privé, écarté de la sphère publique et de ses regards (Tronto, 1993). Les pratiques touristiques semblent cependant s’éloigner de cette disposition, et ce, de deux manières.

D’abord, elles s’articulent souvent autour du « tourist gaze » (c.f. Urry, 1990), c’est-à-dire sur une relation d’extériorité, qui donne au touriste la position de maîtrise qui est celle de celui qui « regarde ». Les attraits touristiques sont aussi les « choses à voir », impliquent une mise en scène (Mac Cannell, 1976) ainsi qu’une « monstration », qui est particulièrement opposée à la notion d’intimité qui fonde le care. Le regard touristique est construit pour satisfaire le « voyageur - voyeur », lui renvoyer l’image attendue : celle qu’on lui a préalablement préparée, vendue, et qu’il a « achetée ». En outre, les pratiques touristiques s’accompagnent inévitablement d’une dimension marchande qui altère souvent les pratiques de care. Considérés comme des consommateurs, les touristes ne sont guère définis comme vulnérables et leur position souvent dominante, même pour leurs quelques jours de vacances, peut les rendre aveugles aux soins qu’ils reçoivent.

Le cas des sites de guerre nous paraît particulièrement intéressant pour illustrer cette dichotomie. Souvent associés à la pratique du dark tourism, qui implique, peu ou prou, voyeurisme ou exploitation de la vulnérabilité de victimes, ces sites peuvent aussi se révéler des lieux de commémoration, suscitant de l’empathie sincère chez le visiteur et l’invitant ainsi à développer une intimité avec le site. Ces lieux sont aussi le sujet d’un entretien permanent qui, préservant la mémoire des victimes (soldats et civils), témoigne du réel souci de l’état du monde. Si les éthiciennes du carene se sont ainsi pas directement attardées à la question de la mémoire de guerre, nous pouvons considérer que le souci et le soin d’autrui peut aussi s’incarner dans la prise en charge d’une identité brisée, chez une personne traumatisée par un événement (Delassus, 2015). Or, comme l’a montré Paul Ricœur, une telle prise en charge peut être assurée par la mise en récit de ces identités, et, dans cette optique, les sites touristiques assurent une forme de soin toute particulière : les événements qui racontent sont des traumatismes collectifs et qui mettent souvent scène des épisodes réputés « irracontables » (Shoah, Première Guerre Mondiale) (D’allone, 2011). Ces lieux tentent une forme de réparation des vies brisées des victimes qui y sont passées, en offrant une certaine constitution de leurs récits, ainsi que leur transmission. Pour les communautés qui ont vécu la guerre sur leur territoire, ou dont les membres ont été particulièrement touchés, le retour sur un site de guerre peut contribuer au processus de deuil. Il peut soigner les survivants.

À partir d’études de terrain réalisées entre 2005 et 2019 sur des sites touristiques reliés à la guerre (notamment des cimetières, musées, champs de bataille, sites d’extermination [voir St-Pierre et Marcotte, 2021]), cette communication vise à explorer comment les mises en tourisme favorisant l’empathie et le dévoilement de nouvelles connaissances peuvent aider le touriste à développer une attitude d’attention susceptible de le rapprocher des pratiques du care. Les outils de médiation historiques attribuant l’identité d’une victime au visiteur, ou présentant les points de vue de tous les acteurs impliqués dans la guerre, sont des moyens de s’en rapprocher.

La communication vise également à réfléchir aux défis associés à ces pratiques, et surtout au recours à une sollicitude qui n’engagerait qu’une empathie émotive et subjective. Les sites de guerre participent au renforcement des identités individuelles, au maintien de la mémoire des disparus, mais peuvent aussi être instrumentalisés par les politiques économiques ou nationales. La mort et la destruction peuvent susciter une grande émotion, jusqu’à occulter les vivants. Il importe donc de fixer des balises pour éviter une empathie contre-productive – une réflexion qui pourra contribuer à répondre à la difficile question des limites au-delà desquelles le caren’est plus un « bon soin ».

À partir de différents exemples de sites, nous espérons ainsi souligner les défis qui risquent de se présenter dans la mise en valeur des sites de guerre qui souhaiteraient valoriser une approche inspirée des éthiques du care.

Références :

D’allones, M. R. (2011). La vie refigurée : les implications éthiques du récit. Archives de la philosophie, 74, 4, 599-610.

Dangi, T. (2018). Exploring the Intersections of Emotional Solidarity and Ethic of Care: An Analysis of Their Synergistic Contributions to Sustainable Community Tourism Development.Sustainability, 10, 8, 20 pages.

Delassus, E. (2015). L'éthique narrative selon Paul Ricoeur: Une passerelle entre l'éthique spinoziste et les éthiques du care. Les ateliers de l’éthique, 10, 3, 149-167.

Gnoth, J. et Wang, N. (2015). Authentic knowledge and empathy in tourism. Annals of Tourism Research, 50, 170-172.

Laing, J.H. et Frost, W. (2019) Presenting narratives of empathy through dark commemorative exhibitions during the Centenary of World War One, Tourism Management 74, 190–199.

MacCannell, D. (1976). The Tourist. A New Theory of the Leisure Class.New York: Schocken Books.

Marcotte, P. (2020). Empathie et sensation sur les sites de tourisme de guerre. Conférence à l’Institut de recherche et d'études supérieures du tourisme, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, 9 mars.

St-Pierre, M. et Marcotte, P. (2021) St-Pierre, M. & Marcotte, P. (2020). Chapter 10: Heritage and war tourism: enemy of the past, tourist of the future, Dans A Research Agenda for Heritage Tourism, Gravari-Barbas, M. (dir.), Northampton (MA) : Elgar Publishing, 151-166.

Tronto, J. (1993). Moral Boundaries: A Political Argument for an Ethic of Care. New York: Routeledge.

Urry, J. (1990). The Tourist Gaze. Leisure and Travel in Contemporary Societies. London : Sage.

Winchenbach, A., Hanna, P., et Miller, G. (2019) Rethinking decent work: the value of dignity in tourism employment, Journal of Sustainable Tourism, 27, 7, 1026-1043.

Présentateur.rice
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Université Laval
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