L'odyssée des mots du patrimoine
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Le patrimoine recouvre des notions et des pratiques, et désigne des objets, dont « [la] perte constitue un sacrifice et [dont la] conservation suppose des sacrifices » (Chastel et Babelon 1980). En amont de ces productions de significations et perceptions sociales, ces notions et les modes de désignation diffèrent selon les univers linguistiques, géographiques, et temporels, alors que, sous la pression d’un ‘algorithme universalisant’ (Merleau-Ponty 1969), un processus de normalisation est en cours, postulant des valeurs universelles – à l’instar de la normativité culturelle insufflée par l’UNESCO – et menaçant toute pratique alternative. La diversité des formes et des modes de production des mots du patrimoine, reflet d’univers spécifiques tend alors à être négligée, voire reléguée dans l’angle mort des langues vernaculaires ou minoritaires.
La diversité linguistique des mots du patrimoine est ainsi minorée, notamment par les États-Nations qui projettent leurs identités dans une production langagière nationale et internationale, appelée à fonctionner comme registre de référence dans lequel se jouent les conceptualisations et les désignations des objets patrimoniaux. Nourri par les concepts et les notions à l’œuvre dans les États-Nations, ce registre est repris dans le droit international ; en retour, les principes du droit international surplombent les politiques nationales du patrimoine. Ce retour questionne la traduction des lexiques patrimoniaux vernaculaires vers le français et l’anglais, et inversement.
A ces différents registres linguistiques correspond la variabilité du sens d’un mot ou d’une expression de la langue, autrement dit, des régimes d’indexicalité (Silverstein 2003, Blommaert 2005) conçus comme toutes les déterminations qui s’attachent à un mot et à une situation (Coulon 1987). Autrement dit, la portée signifiante d’un mot du patrimoine à destinée générale, globale ou universalisante est dédoublée par des significations distinctes qui varient en fonction de la qualité et de la nature de l'émetteur et du récepteur, du moment ou de la situation particulière dans laquelle le mot est émis et des différences de rationalités des producteurs. Se joue ainsi une compétition entre la maîtrise d’une indexicalité ‘officielle’ ou ‘internationale’ correspondant à un pouvoir hiérarchique de produire de la connaissance et d’agir sur le patrimoine et des usages « non-officiels » de la langue souvent mis à l’écart dans les politiques patrimoniales car relevant d’une indexicalité ‘inférieure’, alors qu’ils sont au cœur des pratiques territorialisées infranationales ou transnationales. Dans ce rapport dialectique, les mots du patrimoine sont investis de forces et de pouvoirs symboliques, symptômes des tensions pour faire reconnaître ces pratiques territorialisées comme fondatrices d’un patrimoine national, et donc, à élever le statut du langage qui les décrit.
Les contributions à cet atelier étudieront ces régimes d’indexicalité, leurs écarts et les ‘passages’ (entre un registre et un autre, entre une langue et une autre) afin d’analyser la diversité des approches, les conflits et les médiations qui se jouent autour de la définition et l’action patrimoniale.
Elles questionneront, plus particulièrement, trois types de processus qui sont à la base des échanges au sein d’une langue, ‘fragmentée’ entre régimes d’indexicalité, et à travers les langues : la traduction, la transition (le passage d’une notion à l’autre ; d'un mot à l'autre), et ‘l’intraduisible’.
Sub Sessions
Angkor et Borobudur sont deux sites archéologiques majeurs d’Asie du Sud-Est. Rendus célèbres en Occident par les explorateurs et les savants pendant le dix-neuvième siècle, ils ont fait l’objet d’importants projets de restauration du pouvoir colonial. Placés au cœur des identités nationales au Cambodge et en Indonésie, ils ont suscité l’intérêt de l’UNESCO, qui a lancé des campagnes internationales d’envergure pour leur sauvegarde, rangeant ces deux sites parmi les icônes du patrimoine mo...
Cette contribution se propose d’explorer les différents termes et désignations qui, essentiellement dans les langues françaises et anglaise, ont accompagné et façonné l’étude des vestiges matériels du passé, depuis que la notion d’antiquarianism a graduellement cédé place au fil du dix-neuvième siècle à celle d’archéologie. Aux côtés de l’attention portée au sol, son exhumation, sa mise au jour et sa fouille (tels des « archives » du passé, qui s’offrent à des « lectures » pour qu...
En Thaïlande, la notion de patrimoine émerge à la fin du dix-neuvième siècle sous l’angle de l’héritage architectural avec l’apparition de la notion de monument utilisée pour soutenir la construction de l’identité nationale. Les notions de « monument historique » (Boran Sathan) et de « ville historique » (Mueang Prawattisāt) font ainsi l’objet d’une attention soutenue depuis les années 1980. En 1977, le gouvernement lance le premier projet de restauration d’une ville historique, Sukhothai,...
Le terme maori « taonga » peut être traduit de diverses façons. D’une manière générale, il évoque tout ce qui peut être considéré comme une propriété (selon un dictionnaire maori paru en 1844), un objet de valeur ou encore un « trésor ». A partir de là, les choses se corsent. Non seulement les sources existantes offrent une panoplie d’équivalents, certains plutôt vagues – tels « objet » et « présent » – d’autres plus spécifiques : ainsi des biens de prestige comme les grandes capes ornées ...
« Le patrimoine, c’est quoi même ? » : voilà la question liminaire que les populations nous ont souvent posée, dans leur langue, à l’entame de toute discussion de terrain sur la problématique du patrimoine. Maintes fois nous avons eu à faire l’expérience que le caractère empirique de l’approche linguistique en matière de recherche scientifique constitue à la fois une flexibilité et une limite à la rigueur du « dire ». Or, le monde se dit, en « mots » ; et le patrimoine, terme à la fois flo...
Depuis une dizaine d’années en Indonésie, « patrimoine » culturel se dit de deux façons : « warisan » (héritage) ou « cagar budaya » (biens culturels) pour les institutions gouvernementales ; « pusaka » (trésor/bien ancestral ou royal) pour les communautés de groupe. Dès 2003, la plus grande association civile indonésienne proposa, en effet, une charte sur le patrimoine culturel indonésien (Piagam Pusaka Indonesia) dans laquelle le vocabulaire législatif indonésien était entièrement révisé...