09.40 La Goutte d’or à Paris, Heyvaert à Bruxelles, Mouraria à Lisbonne, Volkertviertel à Vienne : des quartiers populaires résistants ?
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Suivant la tradition nord-américaine, les analyses et les récits qui rendent compte de la transformation des centres anciens et populaires des villes européennes associent généralement la patrimonialisation et la gentrification, mais s’attachent beaucoup moins souvent à la résistance des populations pauvres et migrantes. Or notre enquête « Rester en (centre)ville » (R.E.V.), menée de 2013 à 2015 auprès de 240 personnes dans quatre quartiers de villes capitales (Lisbonne, Vienne Bruxelles et Paris), montre que ces évolutions apparemment contraires sont amenées à composer ensemble. Encore est-il nécessaire d’élargir la notion de patrimoine au-delà des sites et des monuments classés ou susceptibles de l’être. Nous nous intéressons à ce qui, dans les récits, fait référence au préexistant, a de la valeur et constitue un bien commun. Par quoi « ce qui vaut » a-t-il de la valeur aux yeux des habitants ? Quelles sont les espaces de ce qui fait « bien commun » ? Comment sont-ils nommés, représentés, qualifiés ? Quels types de mémoire convoquent-ils ?
Riches d’une équipe internationale composée de douze chercheurs travaillant dans les quatre capitales, nous avons choisi des quartiers populaires à l’histoire migratoire dense et aux prises avec le changement. L’hypothèse selon laquelle des formes de résistance au lissage et à la gentrification annoncés prendraient appui sur du « commun hérité » est un des ressorts de notre enquête. Nous avons mis au point une combinaison de méthodes, permettant de poser solidement la perspective comparative : sources documentaires et statistiques, observation in situ, 240 entretiens approfondis sur la base d’une grille commune, et 15 balades photographiques guidées par un personne habitant dans le quartier et qui donneront lieu à une exposition au printemps 2016.
Dans des contextes locaux tendus, marqués par des processus d’exclusion et les traces d’une histoire longue, généralement liée au passé colonial et aux migrations, nos quartiers présentent des similarités qui conduisent les récits des habitants à se rapprocher. D’une part, l’analyse des stratégies discursives utilisées par les interviewés pour parler des lieux et des scènes de ces quartiers, indispensables pour comprendre les mécanismes de prophétie auto-réalisatrice propre à la gentrification, permettent d’enrichir le spectre des « éléments à valeur patrimoniale ». D’autre part, l’évocation de lieux, mais aussi de scènes, notamment artistiques (fêtes, musiques vivantes, réunions de bar), des activités collectives, des événements autour de personnes connues, des commémorations, présentent des traits communs. Ces évocations croisent souvent le récit de formes de résistance, collectives ou individuelles, ayant trait au logement et à l’espace public. Ces formes de résistance singularisent fortement ces quartiers, les conduisant à participer à leur recomposition ; elles peuvent alors mêler dans une même quête de l’authenticité, gentrifieurs et gentrifiés.
C’est donc à une réflexion tenant compte de l’hybridation des catégories présentes dans les récits des personnes habitant ou fréquentant le quartier qu’invite notre recherche. Un essai de typologie des discours à partir des « catégories indigènes » qualifiant des formes de résistance liées à ces lieux/scènes sera proposé. En effet, les ressources des habitants puisent autant dans les passés du présent que dans les promesses de changement, celles-ci deviennent alors « patrimonialisables » par le biais des figures narratives décrivant le nouvel arrivant, et plus généralement la nouveauté escomptée, devenues à leur tour exotiques.
Ainsi, notre enquête européenne permet de montrer nos quartiers dans les rapports particuliers que les habitants entretiennent avec l’histoire et les migrations. Si nous sommes attentifs à ne pas gommer les effets des politiques locales et nationales (notamment les politiques migratoires et de logement), nous pensons que la présence habitante ne peut être sans effet sur le quartier. Et notre recherche montre que les habitants construisent un rapport au changement fait de réticence et de séduction en des dosages subtils et variés. Ce faisant, ils contribuent à alimenter une aura du quartier susceptible de détourner pour un temps le lissage et la gentrification, mais aussi de leur fournir des conditions favorables.