Une patrimonialisation par et pour le tourisme ? Tensions autour du textile au Pérou
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À l’instar de la tradition textile de l’île péruvienne de Taquile, inscrite en 2008 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO, le tissage péruvien est envisagé par les populations locales et touristiques comme un élément central du patrimoine national. Pour autant, seule une partie « préhispanisée » de la production textile a réellement été patrimonialisée, au détriment d’un ensemble de pratiques de tissage « a-patrimoniales ».
L’afflux touristique au Pérou repose principalement sur l’ethnotourisme. Idéalisant le patrimoine local, les touristes achètent du textile « a-patrimonial » comme souvenir de leur voyage. Loin d’être délaissée, cette production intègre l’imaginaire touristique du Pérou, au croisement d’une volonté de patrimonialisation et de stratégies touristiques. Nous tentons de comparer les tactiques mobilisées pour saisir les nuances du rapport entre tourisme et patrimoine autour de ces artefacts.
Le textile « andin » est une catégorie malléable qui a su trouver sa place au sein des imaginaires nationaux et touristiques. Ce textile est principalement défini par son attachement au folklore local : il est produit dans des communautés paysannes autochtones et ses techniques ou son iconographie sont rattachées à la période préhispanique. La patrimonialisation de cette catégorie, notamment par sa présentation au sein des institutions muséales, offre une légitimité touristique et permet à ceux qui le produisent d’engranger des revenus. Mais la définition patrimoniale du textile péruvien ne couvre pas l’entièreté de cette même catégorie dans l’imaginaire touristique.
En effet, la symbolique ethnique recherchée par les touristes dépend de critères qui ne sont pas réellement patrimoniaux. Ainsi, ils achètent principalement des tissus teints chimiquement, avec des motifs géométriques ou de faune et de flore locales à prix moindres. Les textiles patrimonialisés, pour leur part, sont en teintures naturelles moins vives, avec des motifs précis rattachés à des origines géographiques. Au niveau technique, les textiles patrimonialisés sont réalisés sur des métiers à ceinture par des femmes en milieu rural, mais une grande partie des textiles sur les marchés est produite sur des métiers à pédales, outils plus ou moins automatisés importés par les colons espagnols. Ces producteurs sont invisibilisés et leurs produits ne sont pas considérés comme « authentiques » ; pour autant ils dominent le marché textile péruvien, à destination des touristes mais aussi de la population locale.
Ces producteurs de textiles « a-patrimoniaux » mettent alors en place des stratégies soit pour obtenir la labellisation patrimoniale, soit pour la déjouer sur le marché touristique. Une grande partie des textiles sur les marchés reprend l’iconographie préhispanique tout en la modernisant, utilisant nouveaux matériaux, couleurs vives et motifs innovants. Par ailleurs, les tisserands eux-mêmes revendiquent leur inscription dans cette tradition pluriséculaire.
Par ailleurs, les artisans mettent en place des stratégies pour répondre à la demande touristique, laissant de côté l’aspect patrimonial et favorisant d’autres arguments. Ainsi, les artisans d’Ayacucho auprès desquels nous avons mené une ethnographie insistaient sur l’artisanat local, les bas coûts ou bien le respect environnemental des produits utilisés pour défendre leurs textiles, par opposition aux textiles légitimés et patrimonialisés.