14.30 La reconnaissance d’une mémoire dominée : la patrimonialisation militante d’une cheminée d’usine à Givors (Rhône, France)
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Givors, ville de 20 000 habitants à moins de trente kilomètres de Lyon, bénéficie d’une situation métropolitaine, sur les plans géographique comme institutionnel. En effet, en plus d’être localisée dans l’aire d’influence lyonnaise, elle accueille également le siège du pôle métropolitain. En 2003, la fermeture, à la suite d’une délocalisation brutale de l’activité, d’une verrerie présente depuis plus de deux siècles, a entraîné un profond traumatisme économique et social. Dans un premier temps, c’est une mémoire de la spoliation qui va émerger et nourrir les luttes syndicales et politiques locales contre le patronat international déterritorialisé, dans le but de sauvegarder le site et ses emplois. Près de dix ans après la fermeture définitive de l’usine, sa cheminée demeure le seul vestige matériel du riche passé industriel de la verrerie. Depuis quelques années, l’édifice a été mobilisé par une association d’anciens verriers dans le cadre d’une lutte sociale et sanitaire. La cheminée a en effet été progressivement érigée comme le symbole du combat engagé par les anciens verriers contre le patronat et les autorités publiques de santé pour faire reconnaître l’origine professionnelle de leurs maladies. Les anciens verriers ont à ce titre obtenu de la municipalité qu’une plaque rappelant les combats des verriers soit posée sur la cheminée, et qu’une rue soit baptisée du nom de l’ancien président de l’association. Ils demandent aujourd’hui que soit aménagé au pied de l’édifice un espace dédié au recueil des familles des verriers décédés. Cette mise en mémoire de la cheminée permet alors au groupe des anciens verriers d’accéder au « conservatoire de l’espace », et d’engager un mouvement de reconquête sociale et d’appropriation symbolique de l’espace au profit d’une mémoire dominée.
Ce patrimoine est donc alternatif à plusieurs égards. Tout d’abord, il concerne la patrimonialisation d’un objet à la valeur controversée. Les cheminées d’usine représentent des symboles ambivalents, dans le sens où elles sont dépositaires d’un passé qui peut être effacé ou au contraire promu dans le présent, tantôt associées à une ancienne prospérité industrielle, tantôt emblématiques d’un déclin économique, tout en renvoyant à une identité ouvrière qui souffre d’une crise de visibilité. Ensuite, du point de vue social, par la référence qu’offre la cheminée à une classe sociale dominée, celles des ouvriers, qui forment un groupe défavorisé dans la reconnaissance matérielle de sa mémoire. Cette cheminée s’inscrit ainsi dans le registre militant du patrimoine dans le sens où il est le symbole d’une mémoire dominée, engagée dans un combat contre une branche industrielle internationale, l’économie financière et une grande multinationale française. La verrerie de Givors a en effet appartenu au groupe Danone jusqu’en 1999, avant d’être cédée à une société contrôlée par un fonds de pension anglo-saxon. Il fait donc l’objet d’un usage contestataire qui s’oppose au patrimoine habituellement aux mains des puissants, qui ont longtemps mobilisé le passé pour légitimer leur domination. D’autre part, Givors se situe hors des localisations traditionnelles de valorisation patrimoniale et des flux touristiques dominants. Enfin, même si il a pu bénéficier d’un soutien discret de la mairie, il s’agit d’un patrimoine non institutionnel, dont la reconnaissance s’est effectuée hors des circuits traditionnels de la production patrimoniale, de la valorisation foncière et immobilière des friches industrielles par le capitalisme urbain, et des stratégies de gentrification. La cheminée de l’ancienne verrerie représente donc un patrimoine alternatif à travers sa promotion par un groupe social et un territoire mis à mal par l’économie globale et financiarisée, qui s’insère dans un conflit plus large entre le capitalisme financier et a-spatial et le capitalisme territorial.