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Régénérer le patrimoine industriel par l’alimentation soutenable : retour sur l’expérience Tast’In Fives à Lille (France) et ses paradoxes

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1:30 PM, miércoles 31 ago 2022 (20 minutos)
Tast’in Fives (TIF) est un original projet de réhabilitation urbaine qui vise à rénover une ancienne friche industrielle située au cœur du quartier populaire de Fives, à Lille (France), autour de l’alimentation durable. Porté par la ville de Lille avec l’appui d’une dizaine de partenaires institutionnels et associatifs, ce projet vise à réunir, au sein d’une grande halle de l’ancienne usine sidérurgique et ferroviaire Fives-Cail-Babcock, des activités de production et de consommation alimentaires, d’agriculture urbaine, mais aussi de restauration et de services liés à l'alimentation. Si la reconversion d’anciens sites industriels en food-courts n’est pas inédite (i.e. expériences à Bruxelles ou à Lisbonne), l’expérience lilloise est largement inédite par son ampleur et sa systématisation autour du choix, non anodin, de l’alimentation durable comme dénominateur commun de cette réhabilitation urbaine. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’un projet urbain ambitieux et porté par une thématique centrale visant à créer un réseau partenarial et des synergies entre les différents acteurs en présence. De facto, en débit des aléas liés à la crise sanitaire mondiale et à quelques retards inhérents à la taille du projet et à des imprévus techniques (dépollution accrue des sols, altération importante de certains bâtis, etc.), les bâtiments ont été progressivement réhabilités, d’autres sont sortis de terre à l’instar d’un lycée hôtelier, d’un jardin participatif, d’un tiers-lieu (la Locomotive), d’une pépinière d’entreprise ou d’un village gourmand qui, pendant plusieurs mois, a animé les lieux et permis à de nombreuses personnes du quartier et de plus loin de se les réapproprier. De la même façon, les partenaires institutionnels et associatifs au départ du projet, et d’autres qui les ont rejoints ultérieurement, ont appris à se connaître et, progressivement, réussi à travailler ensemble à la réussite du projet. Dans le cadre de cette session, notre propos portera sur un aspect plus précis de cette expérience spatiale, celui organisé autour de la soutenabilité alimentaire et de la façon dont elle s’est, parfois, transformé en injonction sociétale et a, conséquemment, participé d’une forme de gouvernementalité des corps (Foucault, 1972) par l’acte alimentaire (1), entrainant çà et là des formes de résistance au projet de régénération urbaine du quartier (2). « Il faut changer les habitudes alimentaires des populations en difficulté dans le quartier afin de leur permettre d’accéder à un mieux-être », tel est le message véhiculé çà et là dans des documents institutionnels, au cours des réunions entre partenaires ou lors de nos échanges avec certains d’entre eux. Or, cet objectif n’est que très rarement annoncé comme tel en public ou lors des ateliers de cuisine mis en œuvre à destination des habitants du quartier. Plutôt qu’à une moralisation brutale et culpabilisatrice, on assiste à une moralisation douce qui utilise des voies détournées et se laisse deviner dans les interstices des activités proposées via une valorisation de la sobriété alimentaire, via un essaimage de règles et de normes sociales qui, dépassant largement la production culinaire et la manducation, guident les corps et les consciences vers un « savoir-être » auquel il faut se conformer , enfin via une dénégation du social (Larchet, 2016) qui évacue les questions des inégalités sociales et des différences culturelles au profit de ce que l’on pourrait qualifier d’happycuisine _ néologisme que nous avons construit sur la base de la notion d’happycratie créée par Eva Illouz et Edgar Cabanas (2018) _ : tout se passe comme si la cuisine était indiscutablement vectrice d’une mixité sociale harmonieuse rendue naïvement possible par la convivialité et le vivre ensemble auxquels l’individu est enjoint de se conformer, comme si – presque de façon magique - les activités mises en œuvre dans les ateliers-cuisine de la friche industrielle participaient de la promotion de ces autres manières de consommer, que l’on désigne ici et là comme « responsables » ou « raisonnée » (voire même « d’intelligentes ») renvoie souvent, pour reprendre la terminologie foucaldienne, à une nouvelle gouvernabilité des corps qui divise l’acte alimentaire en deux catégories : d’une part, le « manger sainement », auquel il convient de se conformer et, d’autre part, la « malbouffe » de laquelle il convient de s’émanciper et qui est généralement associée à l’injonction du « devenir mince » (Le Breton, 2006) Pourtant, des résistances s’expriment par le détournement/retournement du discours institutionnel sur l’injonction au bien-manger (gaspillage ostentatoire de nourriture, mise en scène de la junk-food dans les environs de la friche industrielle, provocations verbales avec plusieurs partenaires du projet, etc.) et qui parfois sur déportent sur les aménagements urbains proprement dits (pétition contre la construction d’une tour, affichage sauvage contre le projet, protestations verbales dans les dispositifs de concertation mis en œuvre par les instances de gouvernance du projet, etc.). Ces résistances traduisent le sentiment, partagé par les opposants interrogés, qu’ils sont face à des « entrepreneurs de morale [qui]… veule[nt] que les autres fassent ce que [eux] pense[nt] être juste » (Becker, 1963). Ces résistances obligent peu à peu les initiateurs du projet à transiger, en faisant entrer de nouveaux partenaires dans le projet, en prenant en compte certaines critiques et suggestions afin de garder la main sur le projet et d’assurer son succès politique – comme vitrine du territoire – et sa réussite économique – comme moyen de relance du quartier. S’opèrent alors des formes de « transactions sociales » dont l’objet propre est, pour les porteurs de projet, de négocier le négociable et de ne pas transiger sur le non-négociable (Blanc, 1992) à savoir la soutenabilité et la mixité au cœur du projet de territoire, « consensus sur [des] chimère[s] impossible[s] à mesurer » (Blanc, 2012) En conclusion, il apparait que cette expérience lilloise de « recharge » du patrimoine industriel et de re-création d’un territoire urbain qui soit davantage en phase avec les valeurs de plus en plus dominantes des sociétés contemporaine montre ainsi à la fois les manières de contrôle social des corps qui s’y déploient ainsi que les formes d’oppositions à ces projets urbanistiques qui en découlent. Face à la construction, par les instances locales, d’une forme d’utopie territoriale comme monde idéel aspirant à la perfection, surgit le réel sous la forme de résistances qui sont autant d’appels, pas nécessairement formalisés, à se réapproprier les lieux comme formes d’ « hétérotopies [c’est-à-dire comme lieux radicalement autres] "que tous les emplacements qu'ils reflètent et dont ils parlent." (Foucault, 2001 : 1574).

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