Un patrimoine de l’anthropocène. Élaborer une mémoire de la modernité pour pouvoir en sortir
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What:
Paper
Part of:
When:
11:30 AM, martes 30 ago 2022
(20 minutos)
Where:
UQAM, pavillon J.-A. De Sève (DS)
- DS-1520
Le patrimoine industriel aujourd’hui abandonné est l’occasion d’interroger et de repenser la pratique même du patrimoine. La pratique normale depuis le XIXème siècle serait d’en faire un patrimoine historique dont la fonction est d’être un document public de ses usages d’origine et des pratiques sociales qui lui sont attachés. Dans ce but, il faut le maintenir dans un état qui permet de rendre identifiable des usages et des pratiques. La forme de cet état dépend des différentes conceptions de la restauration ou de l’entretien du patrimoine historique. Dans tous les cas, son objectif est de protéger le patrimoine de sa désagrégation progressive s’il était abandonné : soumis aux intempéries, habité par une faune et envahis par une flore sauvage. Une telle pratique est ancrée dans l’ambition moderne de domestiquer la nature afin de maintenir en état un environnement humain d’où elle est exclue. Le patrimoine industriel est lui-même le témoin de cette ambition, se manifestant non en préservant les ruines du passé mais en affirmant le progrès technique permettant à terme de s’affranchir des contraintes naturelles.
Il est possible de s’interroger sur la pertinence d’une telle démarche à une époque où la contrainte écologique marque le retour d’une nature non domestiquée qui menace l’environnement artificiel mis en place par les humains pour s’en abstraire. Plutôt que de mettre en avant le patrimoine industriel comme témoignage du progrès technique, ne serait-il pas plus pertinent d’en faire celui de l’échec de l’ambition moderne de devenir maitre de de la nature ? Pour cela, il faudrait le laisser à l’état de ruine et le laisser se dégrader progressivement. Ce cathédrales modernes ne transmettraient ainsi pas la confiance dans le progrès, mais le souvenir d’une époque où il y avait cette confiance. D’une certaine manière se serait reconduire le geste qui a été celui de la Révolution Française lorsqu’elle a mis au musée les oripeaux de la royauté : pour en faire les souvenirs d’un passé révolu avec lequel une rupture a été effectuée. Plutôt que de magnifier les souvenirs d’un passé dont on se reconnait héritier, il s’agit de tourner la page. De la même manière que le musée où repose les objets de la monarchie affirme les valeurs politique de la Révolution, l’abandon des constructions incarne un changement de paradigme. Cette ruine serait le résultat à la fois de l’action humains et de l’action des non humains (intempéries, faune, flore). Il permettrait de faire l’expérience d’un environnement commun afin de prendre conscience de la nécessité de vivre avec les non-humains au lieu de construire des bâtiments qui ignorent leur existence comme s’ils étaient domestiqués. Pour reprendre une expression du philosophe Bruno Latour, se serait à la fois le patrimoine de l’anthropocène et le patrimoine de Gaia.
La question qui se pose alors est celle de la possibilité de le visiter. Un bâtiment à l’abandon est instable et par essence dangereux. Il ne serait pas possible de le visiter avec la même assurance que les lieux du patrimoine culturel ou du patrimoine naturel entretenus. Un modèle pourrait être le tourisme de ruine, qui est une forme d’institutionnalisation de l’exploration urbaine. Il prend essentiellement deux formes. Aux USA, notamment à Détroit, les guides assument d’emmener les visiteurs dans des espaces dangereux (et parfois interdits) à leurs risques et périls moyennant une décharge qui a une valeur légale. A Beelitz-Heilstätten, près de Berlin, des ruines des chemins sécurisés sont pour permettre aux visiteurs de traverser les ruines sans danger. Dans tous les cas, ce qui est perçu comme un risque est aussi celle d’un environnement où les humains sont en interaction avec une nature dont les effets peuvent ne pas être contrôler. Percevoir cette expérience autrement que comme un risque, mais comme par exemple la chance de découvrir une nouvelle forme produite par un orage, un animal ou un végétal, est le sens même de ce que ce patrimoine a à transmettre.