Ce qu’il reste de quelques ruines. Le cas des réserves patrimoniales et des décharges océaniques : accumulations et oubli
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Les espaces du résiduel, tout comme les espaces de conservation du patrimoine, sont des territoires de l’accumulation. La décharge, le grenier, la cave comme les musées, les bibliothèques ou les archives sont autant de lieux où les objets, qu’ils soient ou non déchus, s’accumulent et, parfois, s’entassent. Compris comme deux paradigmes distincts de cette même figure de l’accumulation, décharges et musées semblent courir un risque comparable de débordement, un risque de saturation matérielle. Dans la décharge municipale comme dans la réserve du musée, la question de l’espace « en reste » est cruciale, parce qu’elle seule semble pouvoir garantir le futur de objets.
Mais l’accumulation en jeu ici n’est pas que matérielle : elle est aussi, et peut-être avant tout, une accumulation mémorielle. Ce que ces deux modèles de territoires tendent à amasser, ce sont précisément des indices auxquels Carlo Ginzburg rend hommage dans sa conception de la micro-histoire ou à partir desquels l’archéologue Laurent Olivier entend redéfinir la pratique archéologique. Ce qui se joue dans le musée comme dans la décharge prend la forme d’une mise à l’écart du monde de certains objets, fragments de matière. Dans les deux cas, cette accumulation vise davantage la possibilité d’oublier ces objets que celle de parvenir à en garder la mémoire. Décharge et musée peuvent donc apparaître ici comme deux territoires décrivant des modalités ambivalentes de l’abandon et de l’oubli.
Entre dispositifs de patrimonialisation et de mise au rebut, des liens forts doivent ainsi être établis. Lorsque l’institution patrimoniale fait disparaître en ses réserves les objets qu’il semble impossible de détruire, elle est un dispositif de mise au rebut des restes de l’histoire, sur le mode de l’oubli. Mais, plus encore, à partir de l’éclosion de cette tendance moderniste à vouloir « faire disparaître » le déchet, les dispositifs du « déchet moderne » ont pu longtemps être assimilés à des dispositifs de conservation. Si la décharge est le miroir de la fonction d’abandon propre à l’institution muséale, elle est le lieu d’une fabrication d’une mémoire « sauvage », incontrôlée et incontrôlable. Les projets « d’archéologie » du déchet en sont des témoins vibrants : l’ambition rudologique n’est pas autre chose que la volonté de retrouver quelques indices de cette mémoire enfouie, en faisant transiter ces rebuts vers la catégorie du « durable », en faisant des déchets autant d’indices signifiants. La mémoire, toujours, est un récit qui s’écrit au présent.
Articulée autour d’une réflexion sur la figure ambivalente de la ruine, lieu de mémoire et d’oubli, renvoyant à la fois à ce qui reste et à ce qui disparaît, cette intervention a pour objectif de faire dialoguer ces deux territoires que sont les espaces d’accumulation des déchets, d’un côté, et, de l’autre, ceux de l’accumulation patrimoniale. Elle se fonde sur deux enquêtes distinctes. La première, effectuée en 2009 et 2010, est consacrée aux phénomènes d’agglomération de particules de polymères de synthèse dans les milieux océanique : ou quand le monde lui-même devient une gigantesque décharge à ciel ouvert. La seconde, en cours de réalisation, se focalise sur les problèmes d’obsolescence technique dans le contexte de la conservation patrimoniale.