14.30 Entrelacs patrimoniaux. Pluralité linguistique et régimes d’indexicalité à Angkor et Borobudur
Mon statut pour la session
Angkor et Borobudur sont deux sites archéologiques majeurs d’Asie du Sud-Est. Rendus célèbres en Occident par les explorateurs et les savants pendant le dix-neuvième siècle, ils ont fait l’objet d’importants projets de restauration du pouvoir colonial. Placés au cœur des identités nationales au Cambodge et en Indonésie, ils ont suscité l’intérêt de l’UNESCO, qui a lancé des campagnes internationales d’envergure pour leur sauvegarde, rangeant ces deux sites parmi les icônes du patrimoine mondial. Les deux sites ont suivi une trajectoire commune sur le plan des actions et des projets de conservation, sur laquelle ont interféré les événements historiques nationaux et influé les doctrines internationales sur la restauration du patrimoine. Notre contribution analyse cette trajectoire, en montrant qu’elle est tributaire de la circulation de notions, de pratiques et de méthodes de gestion. Ces circulations sont multi-directionnelles : elles opèrent de l’international vers le local, sous l’influence du droit et des normes internationales, mais aussi, entre les projets conçus sur chacun des deux sites, et également du local vers l’international.
Dans une perspective historique, nous montrerons que les projets de conservation élaborés dans les entrelacs de ces circulations s’articulent autour de deux binômes de termes : « monument et site » ; « paysage culturel et communauté ». La notion de monument est adossée à celle de site, comme portion de territoire qui désigne et englobe le monument, tout en le protégeant de transformations nuisibles à ses abords. La notion de paysage culturel, quant à elle, prend en compte une région plus vaste et est associée à la valorisation de « patrimoines ordinaires », autrefois négligés, dorénavant substrats du paysage culturel, et à l’implication des habitants dans la conservation. Ces deux binômes linguistiques forment un « algorithme universalisant » qui tisse un réseau de définitions cohérentes, de signes associés à des significations, se déployant progressivement dans un régime d’indexicalité manié par les États-nations et les organismes internationaux, à la fois auteurs, promoteurs et relayeurs de l’algorithme à l’échelle locale.
Nous montrerons également que, en déport de la matrice que tend à imposer l’algorithme, l’entrée en jeu de la notion de paysage culturel produit des tentatives, par des systèmes d’acteurs spécifiques (société civile, fonctionnaires, consultants), de rompre avec le binôme monument et site, et de procéder à une refonte de « ce qui fait patrimoine ». Cette refonte interroge notamment les notions de frontière et de seuil du site patrimonial : alors que le monument tend vers l’idéal d’une forme fermée – le parc archéologique – le paysage culturel aspire à une forme ouverte, un territoire délimité par des éléments naturels et le climat, que l’on désigne, en indonésien, par le terme « saujana », communément traduit en anglais par « as far as you can see ». Alors que la notion de paysage culturel devrait se situer dans le prolongement et l’élargissement des catégories préexistantes – dans une « réforme consensuelle » des cultures patrimoniales – elle est utilisée pour subvertir les régimes de pouvoir et de possession ou propriété, et, ce faisant, pour révolutionner les rapports d’indexicalité inscrits dans la production de connaissance et la gestion des sites patrimoniaux.
Ces recompositions des modes de reconnaissance et d’appropriation symbolique du patrimoine s’arriment à la fragmentation du droit et des pouvoirs normatifs. La montée en puissance des acteurs locaux, reconnus comme producteurs de normes notamment par le principe de participation, est un des symptômes de ces recompositions, auxquelles contribue également la segmentation des normativités patrimoniales et culturelles, du patrimoine mondial au patrimoine immatériel, du développement durable à la diversité culturelle.