Singapour et l’ordinaire du patrimoine. Enjeu des mots, enjeux des formes
Mon statut pour la session
Au regard des régimes d’indexicalité, la question de l’ordinaire du patrimoine architectural et urbain soulève des questions spécifiques quant à sa confrontation aux approches savantes ou spécialisées. Le cas-limite de Singapour offre un terrain d’investigation particulièrement illustratif de ce point de vue, en raison à la fois des rapports complexes entre diversité des espaces urbains et diversité linguistique qui s’y manifestent et des conditions spécifiques de constitution du domaine patrimonial dans la cité-État, à l’écart des dispositifs supranationaux de classement (ceux de l’UNESCO en particulier), l’État s’imposant comme auto-producteur de ses normes en la matière.
Prenant appui sur la délimitation officielle des espaces de conservation et sur les discours instaurateurs de la politique patrimoniale du gouvernement singapourien, la communication sera centrée sur les modes de désignation de ces espaces, et tout particulièrement sur la trajectoire du terme malais kampung, entre référence à l’espace social villageois (entrant dans le champ lexical de la sociabilité), désignation (sous la forme de « Campong ») du quartier indigène dans le contexte colonial britannique, pour devenir le terme générique désignant une forme d’habitat vouée à l’éradication par les stratégies de rénovation urbaine. La réhabilitation de Kampong Glam comme effigie du quartier malais, comme celle de Tanjong Pagar – effigie de Chinatown – interroge la désignation sélective des types urbains et architecturaux « réhabilitables » (kampung pour Kampong et shophouse – en français : compartiments chinois – pour Chinatown), ainsi que l’opération symbolique de « réhabilitation » selon le nouveau paradigme patrimonial des anciennes segmentations ethnolinguistiques de la cité-État – dans les formes bâties et/ou langagières qui leur sont associées.
À certains égards, le kampung et le compartiment apparaissent comme deux figures opposées au regard des principes patrimoniaux qu’ils mobilisent dans le contexte singapourien : le premier joue sur ce qui est appelé (selon les critères de l’UNESCO) le patrimoine immatériel et sur les signes cultuels à travers les toponymes et l’espace social de la mosquée (à l’exclusion de la matérialité de la « ville végétale ») ; l’autre, la ville matérielle sino-coloniale structurée, comme espace marchand, par les rangées de compartiments (ceux-ci renvoyant aux principes instaurateurs du comptoir marchand, codifiés par un premier plan d’aménagement urbain au début du dix-neuvième siècle) et les figures stylistiques (« baroque chinois », art déco… renvoyant à l’inscription de ce type urbain dans la durée). Opposition des types architecturaux de l’habitat, certes, mais aussi effet commun d’une réduction typologique, chacune des composantes officielles de la société singapourienne, chinoise, malaise, indo-pakistanaise, étant en somme représentée par un type d’habitat. La définition du champ patrimonial élaborée par l’État singapourien est complétée par les traces des édifices coloniaux britanniques sous la forme de « civic and cultural districts ». Nous insisterons sur le travail discursif et institutionnel qui rapporte cet ensemble à un « instantané de l’Asie » (instant Asia) et le ramène à une même trajectoire patrimoniale en tant que parcours touristique (heritage trails). Cette démarche nous amène également à faire retour sur le parallèle entre politique patrimoniale et politique linguistique, cette dernière jouant sur des effets de codification relativement similaires en attribuant à une langue le rôle de représentation d’une composante de la population (le mandarin pour la population d’origine chinoise ; le tamoul pour la population d’origine indo-pakistanaise), sans égard pour la diversité linguistique propre à ces composantes.
Se rapportant à une ville-phare de l’urbanisme en Asie du Sud-Est, le propos ouvre aussi des perspectives de réflexion quant au statut patrimonial des kampung traditionnels de l’Indonésie et de la Malaisie ; il en va de même pour les compartiments (shophouses) des quartiers marchands des villes des pays voisins – notamment le quartier dit des « 36 rues et corporations » et ses maisons « tubes de bambou » à Hanoï.