10.00 Le secret comme sécrétion ou le récit paradoxal d'un « patrimoine vivant »
Mon statut pour la session
Beyla, Guinée-Conakry, septembre 2008. Des miniers heurtent avec un bulldozer une roche réputée « sacrée » pour les villageois. De part et d’autre, l’événement entraîne des craintes spécifiques. Le minier craint d’avoir commis un acte sacrilège, offensant la « communauté ». Plus pragmatiques, les villageois redoutent l'abandon des travaux du fait des supposées conséquences de cet acte. Ils résolvent l’affaire en disant qu’il suffit de calmer le génie au moyen d’un sacrifice. Cet événement nous incite à réfléchir aux formes narratives qui permettraient une compréhension des situations vécues par les protagonistes d'un univers confrontant des mondes distincts. Ethnologue et muséographe, nous emprunterons un détour par l'esquisse de ce qui pourrait devenir, à terme, une exposition croisant ces différents récits sans position de surplomb. Les miniers, dans leurs rapports avec les « populations impactées », s'attellent à mettre à jour un « patrimoine ». Appliquant des normes internationales, ils mandatent des experts-ethnologues pour réaliser l'identification des « sites » à protéger. Les villageois, pour leur part, espèrent entretenir de bonnes relations avec ces pourvoyeurs d'emploi et de développement, appréhendant la sauvegarde selon d'autres grilles et enjeux. Les sites-résidences de génie ne sont pas utilisés en permanence, ils peuvent être réactivés, déplacés, gagner ou perdre de l'importance, les pratiques sacrificielles associées composant une économie rituelle au cœur des relations sociales, politiques, identitaires, des groupes territoriaux. Ces réalités ne sont ni figées, ni énonçables de manière transparente. À la fois « vraies » et « mises en scène », elles résultent d'une logique de répartition statutaire des connaissances et des rapports de force entre les personnes et les groupes sociaux, ainsi que des circonstances qui surviennent, au contexte minier. Entre les deux parties s'établit un mode de relations qui ne procède pas de la transparence attendue dans les processus de patrimonialisation : on peut informer, et même très complètement, sans dire au fond ce que les choses « sont ». Pour les ethnologues, cette capacité à l'énonciation paradoxale n'exclut pas la compréhension : elle ne fait qu'étendre, au delà du contexte villageois, la répartition des savoirs et des rapports sociopolitiques locaux. Après avoir « traduit » aux villageois les enjeux « patrimoniaux » de la prospection, ils « traduisent » réciproquement aux miniers un ensemble de consignes en vue des concertations pour « traiter les sites impactés » : destruction, déplacement, relocalisation de génies. Ces « traductions » n’épuisent pas le sens des actions des protagonistes. L'agency propre aux villageois correspond à et permet une reproduction des logiques sociales qui les animent, une conservation d’une fluidité des usages ainsi qu’une bonne distribution du secret. L’ignorance relative des miniers derrière leur « écran patrimonial » devient la condition d'une sauvegarde cohérente. Cette dynamique des savoirs et des pratiques n’est guère une exception. La connaissance de la vie sociale serait fondamentalement performative plutôt qu’informative. Une exposition, par la multiplicité des formats et des interprétations qu'elle convoque, permettrait de travailler ces situations paradoxales, les mondes d'objets et les terminologies qu'elles mobilisent, au delà de l'expression souvent univoque d'une action patrimonialisante. La mise en exposition peut certes apparaître comme une tentative d'ordonnancement d'une diversité irréductible, détachée des situations vécues par les individus. Mais elle peut aussi, à l'inverse, interroger ou subvertir de telles perspectives en présentant (ou en rejouant) des associations inédites. En tous les cas, et selon les termes de Kenneth Burke, elle procède d'une réflexion à partir d'une sélection d'un ensemble spécifique, mais aussi d'une déflexion congédiant d'autres perspectives potentielles. Exercice expérimental partiel et partial, créateur de propositions nouvelles, elle apparaît comme une ressource essentielle pour appréhender une rencontre et un travail commun dans la co-présence de collectifs aux « terministic screens » distincts, et par certains aspects peu commensurables.