La géographie francophone : une conception différente du territoire et de nos rapports à celui-ci ?
Mon statut pour la session
Au-delà du partage d’ambitions communes, la pensée géographique s’exprime différemment selon les contextes spatio-temporels et géoculturels où elle s’inscrit et prend forme, proposant en vertu de ces multiples ancrages diverses lectures et interprétations de notre géographicité. Selon Humdoldt (1830/2000), Sapir (1949/1985) et Cassirer (1972), il en est ainsi car il y a corrélation entre les traits d'une langue et la conception du monde qu’en ont ses locuteurs. Postulant une forme de relativisme culturel et de déterminisme linguistique, un individu ou une communauté pense et communique dans sa langue, une langue qui structure son expérience du monde et que façonnent son monde environnant et sa culture. C’est dire que notre condition géographique n’appelle pas une mais des conceptions de notre présence-en-ce monde, modulées qu’elles sont par les cadres référentiels propres non seulement à chaque territoire mais à chaque groupe culturel. Il en est ainsi car ce n’est pas tant le territoire en soi qui fait sens mais la représentation qu’un individu ou une communauté s’en fait à partir de ses valeurs et symboles. Pour paraphraser Humboldt, la façon dont nous concevons et sommes dans le monde est tributaire de la langue dont nous disposons et par laquelle notre pensée le met en forme. À ce titre, on ne peut privilégier de langue, chacune interprétant le monde et organisant la pensée conformément à ses moyens sémantiques et syntaxiques.
Or, force est de constater que les connaissances géographiques sont de plus en plus réalisées et diffusées en anglais et dès lors modelées, à divers égards, par une conception du monde anglo-saxonne, ce qui n’est pas sans brider, voire uniformiser la pensée géographique. En effet, non seulement certaines réalités sont intraduisibles en anglais (voir dans toute autre langue sauf celle d’origine), ce qui fait qu’on n’en parle pas ou maladroitement, mais la syntaxe et la sémantique anglo-saxonnes configurent dorénavant à bien des égards notre lecture du monde et conséquemment nos manières d’y être et de l’habiter. Cette emprise est à ce point sensible que certains termes anglais sont dorénavant parties intégrantes de toutes les langues, et s’il y a homonymie, par exemple pour lieu, territoire, place, paysage, espace, le sens du mot en anglais prédomine. Deux phénomènes qui ne sont pas sans poser moult difficultés à la pensée géographique puisque cette conception anglophone n’est pas appropriée en toutes circonstances, n’étant qu’une conception parmi d’autres, aussi influente soit-elle.
La géographie a développé son propre langage car elle propose une intellection originale de notre géographicité. Une intellection originale et féconde notamment en ceci qu’elle raffine sans cesse ses outils afin de mieux comprendre et gérer le territoire et ce qu’on en dit, fait et pense. Il faut toutefois que ses langage et pensée puissent donner leur pleine mesure pour considérer notre condition territoriale dans toutes ses nuances et désinences. Ce qui implique la reconnaissance et la pratique des multiples conceptions du monde qui ont cours car autant d’expressions de ses assises ontologiques. Et c’est ce à quoi veut s’employer cette session. Plus précisément, les communications de cette session vont chercher à illustrer la capacité de la géographie francophone, particulièrement lorsque québécoise, à contribuer à l’épanouissement du savoir géographique, et à ainsi souligner la valeur ajoutée de « faire de la géographie en français », nantie qu’elle est d’un langage unique, en phase avec le fait que « ce que nous sommes est directement lié aux où, pourquoi et comment nous y sommes ».
Réflexions sur la complexité des conceptions culturalo-linguistiques de la territorialité
Mario Bédard, Professeur agrégé, Département de géographie, Université du Québec à Montréal
Pour justes et féconds que puissent être de prime abord les moyens de la géographie au su de leurs définitions génériques et de leurs recours universels, leurs entendements et usages ne sont pas eux génériques et universels. En effet, même si des géographes semblent référer aux mêmes concepts ou approches, leurs entendements et usages varient eu égard à des conceptions multiples, afférentes à des contextes géographiques hétérogènes et à des interprétations socio-culturelles toutes aussi plurielles. Ce qui n’est pas sans entraîner un flou conceptuel et opérationnel préjudiciable. Plusieurs cherchent à solutionner ce flou, voire l’ignorent en préconisant plus ou moins consciemment un seul savoir-penser géographique, et donc une manière de considérer le territoire et nos relations à celui-ci normative qui méconnaît des différences ou nuances propres à des circonstances, intellections et pratiques spécifiques. D’autres cherchent à approfondir ce flou pour mieux dégager, comprendre et articuler les multiples expressions de notre condition territoriale, et dès lors pour nourrir et structurer la vocation heuristique et explicative de la géographie. Notre communication s’inscrit dans cette seconde ambition alors que nous étudierons ce qui est dit et fait de la territorialité en anglais et français. S’il est généralement convenu que coexisteraient une conception politique stratégique anglophone et une conception sociale organisationnelle francophone de ce concept, une concomitance qui déjà interpelle le spectre de ce que les géographes peuvent évoquer et analyser par ce concept, notre examen de 1 988 articles souligne que ces conceptions sont passablement plus amples, complexes et dynamiques alors qu’on retrouve au sein de ces deux univers culturalo-linguistiques non seulement des lectures politiques, sociales et culturelles, mais encore des types de lectures passablement distincts selon qu’elles sont anglophones ou francophones, et selon que leur propos se veuillent plus fondamental, théorique ou revendicateur. Ces multiples lectures, essaierons-nous de démontrer, loin d’être problématiques, illustrent au contraire la richesse de la pensée et du langage de la géographie lorsqu’elles sont utilisées à bon escient.