L’alimentation durable, cheval de Troie d’une gentrification urbaine? Le cas du projet TIF
Mon statut pour la session
« Il faut relever la tête et révéler la richesse de notre passé industrielle, c’est ce que nous souhaitons faire avec notre food court » ; « n’oublions pas que l’on a construit, ici même, les ascenseurs de la tour Eiffel ! A Fives, on a toujours innové : c’est ce que l’on fait aujourd’hui encore avec la cuisine commune » ; « C’est ici qu’a été créé l’hymne de l’Internationale ouvrière ».
Tels sont les propos tenus, ça et là, par les promoteurs du projet Tast’in Fives qui vise à transformer une ancienne friche industrielle de plus de 27 hectares_ située au cœur d’un quartier populaire de l’Est Lillois _ en un espace qui promeut des modes de consommation alimentaires qualifiés de durables et de responsables. Il s’agit, par là-même, de renverser le stigmate des souffrances sociales infligées par la fermeture de l’usine en « révélant » le potentiel de ce lieu longtemps abandonné, aujourd’hui transformé en un espace où « il fait bon vivre ». Or, pour opérer cette transition, les opérateurs du projet ne cessent de rappeler le passé du lieu, afin, selon eux, de « dresser un pont entre le passé et le présent ». Mais, derrière cet objectif, qui souffre a priori peu de contestation, se dissimulent une volonté politique de transformation du quartier qui passent par 3 éléments intrinsèquement liés que nous voudrions, dans cette présente communication, mettre en lumière : une gentrification commerciale (Crieckingen, Chabrol, Fleury, 2014), une normalisation de l’espace public (Siblot, 2015 ; Perrin Hérédia, 2019) et une gentrification résidentielle (Cary, Delphini, à paraître). Ces 3 éléments portent en eux une hypothèse centrale : la gentrification urbaine peut utiliser, quand elle est le fruit d’une volonté politique descendante largement soutenue par un réseau d’acteurs locaux, les voies détournées de l’éco-gouvernementalité, de la durabilité et du lien social qui sont autant de fers de lance difficilement contestables. Pour le dire autrement, la promotion de projets soutenables et respectueux de l’histoire d’un quartier, peuvent constituer le cheval de Troyes d’une transformation urbaine qui exclue certaines populations, au profit d’autres. Ce qui pose évidemment un certain nombre d’enjeux épistémologiques : Comment identifier cette gentrification qui ne dit pas son nom ? Comment prendre suffisamment de recul à l’égard des objectifs affichés des projets pour identifier les autres réalités, plus feutrées, qu’ils sous-tendent ?
Cette enquête ethnographique, menée durant 2 années et financée par des fonds européens, est le fruit d’un travail pluridisciplinaire pour lequel nous avons mené plusieurs centaines d’heures d’observations participantes (réunions publiques, ateliers culinaires, rencontres dans les écoles pour promouvoir le projet, etc.), près de 70 entretiens semi-directifs avec les partenaires du projet, des associations et habitants du quartier, ainsi que l’analyse de documents institutionnels.